Il était environ seize heures lorsque Julian s’avança vers l'immense bâtiment de pierres. Des sculptures jumelles ornaient la grande porte voûtée en bois. Celena en examina une. Deux éléments la composaient, l’un en pierre et l’autre fut réalisé à partir d’un matériau qui semblait être de la fonte. Sur la roche, il y avait un ange dans une fresque. Au-dessus l'autre partie présentait trois sphères avec du bas en haut : un blason, un symbole qu’elle ne reconnaissait pas et un visage romain. « Quand tu auras fini d’examiner cette statue, on pourra y aller Celena ? fit Julian. Le préfet m’attend et je ne veux pas que tu restes dehors. Entre au moins dans le hall. » La petite brune rejoignit rapidement Julian puis ils se dirigèrent vers l’accueil. Le jeune homme se présenta à l’hôtesse et annonça son rendez-vous avec le préfet. Celle-ci prit le téléphone afin d’avertir son supérieur puis elle lui proposa de patienter. Celena s’assit sur une chaise. Elle allait bien s’ennuyer dans ce hall. Il n’y avait personne d’autre qui attendait.
Puis un grand homme en costume arriva et salua les deux jeunes gens. Il invita Julian à le suivre et proposa à Celena d’attendre dans une salle plus agréable. Elle approuva et entra dans la pièce indiquée. Il y avait un distributeur de boissons et des magazines posés sur une table basse. Elle prit un thé qu’elle savoura en feuilletant le Vogue Italia. Même si elle ne lisait pas les textes, elle pouvait au moins regarder les robes. Pendant ce temps Julian était en réunion avec d'autres préfets. Il leur proposa de financer les réparations de plusieurs villes. Les fonctionnaires étaient d’abord un peu gênés par cette généreuse proposition. Un petit débat eut lieu au sujet de l’éthique de cette pratique. Est-ce que ce serait bien d’accepter un tel don venant d’un étranger ? Que voulait-il en échange ? Si c’était un acte désintéressé, qu’est-ce que les hauts fonctionnaires pouvaient faire pour le remercier ? Entre-temps Sorrento jouait quelques airs avec sa flûte. Le vent commença à monter. Il y avait par moments des petites rafales et l’une d’entre elles mit à mal le chignon d’Enliana. « Génial » se dit-elle. En plus elle n’avait pas de miroir ni de brosse pour replacer ses cheveux. Le vent les faisant danser, certaines personnes remarquèrent ses oreilles en pointes. Sorrento observa aussitôt l’attroupement qui commençait à se former près de la demi-elfe. Les faisaient des messes basses en italien. Le majordome se pressa de la rejoindre.
« C’est bizarre, t’as les oreilles pointues, s'étonna un petit garçon.
— Oui elle aime tellement les elfes qu'elle veut leur ressembler, justifia la marina.
— C’est ridicule, fit une femme. Vous allez avoir du mal à trouver du travail avec cette bizarrerie. Tout à fait grotesque.
Enliana préféra ne pas répondre. Elle ne comprenait pas vraiment ce qui se disait.
— Elle travaille avec moi pour le compte de Monsieur Solo ! s’énerva le majordome. Nous l’acceptons comme elle est ! (Sorrento se tourna vers la jeune femme.) Viens Enliana, on retourne au bateau.
Il lui prit la main et ils s’éloignèrent tous les deux.
— Que s’est-il passé ? Je n’ai pas compris ce que les gens disaient.
— Ne t’en fais pas. Parfois il vaut mieux ne pas comprendre.
— Tu es en colère mais je ne dois pas m’en faire ? Tu te paies ma tête ?! Je n’ai pas envie de retourner dans ce cercueil aquatique !
— Ce n’est pas un cercueil ! C’est un bateau.
— Je sais, je t’embête. Il n’y a pas un bois pas loin d’ici ? J’aimerais bien voir autre chose que des habitations.
— Je crois qu’il y a un jardin pas loin. (Il regarda les panneaux d’indications. Certains étaient en piteux état.) Oui, on est près du jardin Peripato. Viens. »
Le majordome guida Enliana jusqu’au parc. Même si ce n’était pas un bois non modifié par la main de l’homme, elle apprécia beaucoup la promenade. Et il y avait moins de vent que sur la côte. Elle décompressait doucement. On voyait même une aire de jeu pour les enfants, elle n'était pas trop abîmée. La fontaine par contre avait besoin d’être nettoyée. Quelques petits débris d’arbres jonchaient sur le sol pierreux mais cela ne dérangeait pas vraiment. Il y avait une sculpture représentant un peintre et aussi celle de Pythagore. En effet c’était une jolie promenade, si on ne comptait pas le nombre de mandragore qu’Enliana voyait de temps à autre sur les chemins de terre parfois empruntés. Au bout d’un moment elle finit par en fixer une. Cette couleur mauve et cette forme lui rappelaient quelque chose… ou quelqu’un. Elle l’observa tout en cherchant pourquoi elle l’intriguait. « Tu viens Enliana ? Il faut qu’on rentre pour le dîner » suggéra le marina. Elle acquiesça et le suivit sans réticence. Elle s’était suffisamment aérée pour l’instant. Toutefois elle refusait de manger avec les aristocrates, au moins pour ce soir. Sorrento l’invita alors au restaurant. Cependant durant le repas, elle semblait ailleurs.
« Ça va Enliana ? On dirait que tu es perdue dans tes pensées.
Elle lui accorda plus d’attention.
— Oh… Oui, j’ai eu une étrange impression tout à l’heure dans le parc.
— Ah bon ? Comment ça ?
— En regardant des fleurs… C’est quoi « alraune » ?
— « Alraune » ? C’est de la mandragore il me semble.
— Une fleur violette ? (Il confirma, ce qui lui permit de faire le lien entre cette fleur et Queen.) Qu’est-ce qu’ils ont dit les gens à mon sujet ? Tu avais l’air furieux.
— Rien d’important. Ils critiquaient tes oreilles c’est tout.
— Oui, ma vie sera ainsi dans ce monde, ajouta-t-elle en baissant les yeux.
Il posa sa main sur la sienne.
— Non Enliana. Des gens qui t’accepteront il y en aura, je t’assure.
Elle fixa leurs mains. Sorrento lui caressait inconsciemment le dos de la sienne. Lorsqu’il s’en rendit compte, il se sentit gêné.
— Excuse-moi.
— Ce n’est rien. »
Après le repas Enliana paraissait étrange. En rentrant dans la chambre, elle dut mettre à la poubelle des fleurs posées sur le guéridon à son intention. « De la part de Thadeus, pour la plus belle » lui avait lu Sorrento. « Il peut se les garder ! » avait-elle pesté. Plus tard, après avoir pris sa douche, elle regarda le ciel à travers le hublot de la chambre. Sorrento était déjà en pyjama en train de bouquiner. Allongée sur le ventre sur son lit, elle laissa ses pensées vagabonder. Elle se souvenait encore très bien de Queen. Il lui avait dit de l’oublier, mais pourquoi ?
« Tu crois que les spectres peuvent encore venir sur Terre ?
— J’en doute.
Cette affirmation surprit Enliana.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
Il la regarda.
— Il y a eu un drôle de phénomène récemment.
— Ah oui ?
— Tu te souviens de l’éclipse qui n’était pas annoncée ? Elle a disparu instantanément.
— Ah oui, c’est vrai. Et qu’est-ce que ça veut dire selon toi ?
— Cette éclipse n’était pas là par hasard. C’était l’œuvre d’Hadès.
— Ah bon ? Il est capable de faire ça lui ?
— Depuis les temps mythologiques, Hadès veut plonger notre monde dans les ténèbres. Tu m’as dit que c’était Kanon qui t’avait envoyée chez moi.
— Oui mais quel rapport ?
— Si l’éclipse a disparu cela signifie que les chevaliers d’Athéna ont remporté la bataille. Sinon, tu ne verrais même plus le soleil actuellement. Hadès a été vaincu et ses spectres avec. (Enliana tourna la tête vers le mur.) Ça n’a pas l’air de te plaire ce que je viens de te dire. Tu n’as plus rien à craindre d'eux. Ils ne sont plus là.
— Merci j’avais compris !
— Mais enfin qu’est-ce que je t’ai fait ? (Elle ne répondit pas. Sorrento réfléchit quelques instants, les yeux rivés sur son livre. Pourquoi la fleur l’intriguait tant ? L’alraune, pourquoi cette question ?) Dis-moi ta question tout à l’heure au sujet de cette fleur, ça n’avait pas un rapport avec les spectres ?
— Oublie ça, je suis fatiguée, je voudrais dormir.
— Comment il s’appelait ce type déjà ? Tu m’as parlé d’un spectre qui avait été tout particulièrement sympa avec toi. Queen c’est ça ?
Ce nom infligea un pincement au cœur d’Enliana.
— Arrête Sorrento.
— Pourquoi j’arrêterai ? Depuis le début, rares sont les fois où je t’ai vu rire ou même sourire. Il te manque ?
— Arrête.
— Oui il te manque. J’hallucine. Tu voudrais qu’il revienne vers toi ! Mais c’est un spectre !
Elle se tourna vers lui.
— C’était un spectre ! Vu que tu sembles dire qu’ils sont tous morts !
— Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?! Même disparus, ils parviennent encore à t’atteindre.
Elle se leva du lit.
— Où vas-tu ?
— Prendre l’air.
— Attends ! »
Enliana partit dans le couloir en claquant la porte derrière elle. Sorrento l’aurait bien rejoint mais il avait peur d’empirer les choses. Il valait mieux attendre qu’elle se calme. Elle plaça son foulard blanc à fleurs sur les épaules avant de sortir sur le pont. Le bateau était encore à quai, il repartait le lendemain seulement. Enliana contempla les étoiles. Sa respiration lente et régulière l’aida à se calmer. Un jeune homme s’approcha doucement d’elle.
« Est-ce que vous allez bien ? demanda Nereus. Vous avez l’air pensive.
— Je viens de me disputer avec Sorrento.
— Ah bon ? C’est étonnant, vous semblez bien vous entendre pourtant.
— Oui, mais il m’a piqué là où il ne fallait pas.
— Ah je vois. Je ne pensais pas qu’il était ainsi.
— Il n’est pas méchant avec moi. C’est juste le sujet de la conversation qui ne m’a pas plu.
— Julian nous a dit que vous vous connaissiez depuis peu. À quoi est dû cet attachement si soudain ?
— Quel attachement ?
— Entre vous et lui. Même Celena l’a vu avant de devenir jalouse.
— Jalouse ? Pourquoi ?
— Elle court après Julian. C'est pour ça qu'elle l'a accompagné tout à l'heure. Elle veut passer du temps avec lui. Au début, voir votre présence ne l’enchantait pas. Puis on a vu peu à peu que vous et Sorrento étiez régulièrement ensemble.
— Oui mais on n’est pas amoureux.
— En êtes-vous sûre ? Il a souvent les yeux posés sur vous. Ça l’a touché que vous preniez sa défense face à Thadeus.
— En parlant de lui justement, si vous le voyez dites-lui que s’il continue avec ses fleurs et compagnie il va finir par se prendre une pelle en pleine figure.
— Une pelle ? Très bien, je lui dirai, ria-t-il.
La jeune femme se mit à bailler.
— Vous êtes fatiguée. Venez, je vous raccompagne. »
Nereus ramena la jeune femme dans sa chambre. Elle n’osa pas adresser la parole au majordome et lui non plus. Elle passa à la salle de bain pour se changer longuement et elle s’allongea ensuite dans son lit, le dos tourné vers Sorrento. Il posa son livre puis éteignit la lumière. Pourvu que la nuit la calme enfin.